La bonté de la famille sous la loupe de Winnicott

La structure familiale est le système privilégié dans l'organisation psychique. La thèse d'une famille suffisamment bonne comme garant du développement psychique introduit un paradoxe dont témoigne la clinique : la famille suffisamment bonne ou pas assez, est le substrat du pathos.

Dans La famille suffisamment bonne, ouvrage jusqu’à présent inédit en français, Donald W. Winnicott recueille les textes fondamentaux de dix années de conférences qui, dans un langage simple et adressé à un public large, témoignent de l’importance de la famille dans la constitution psychique de l’enfant. Au-delà du simple apprentissage, l’enfant est confronté au monde des affects de l’adulte, monde à travers lequel ce petit homme ou cette petite femme en devenir va construire son propre univers à lui. Ce premier groupe naturel qui caractérise la famille nucléaire se constitue en porte d’entrée vers le développement de l’enfant en tant que sujet, faisant de la structure familiale le système privilégié dans l’organisation psychique.         
Dix ans de recherche et d’écriture ont été nécessaires à Donald Winnicott pour qu’enfin le matériel de ce temps de travail soit recueilli sous son titre original anglais The Family and Individual Development. Publié pour la première fois en 1965, cet ouvrage constitue un ensemble de conférences prononcées dans des institutions et des universités, dont le public était majoritairement composé d’intervenants assistant des enfants: psychologues, médecins pédiatres, et surtout assistants sociaux.
Il est possible de constater, parmi l’ensemble des conférences, l’importance octroyée par Donald Winnicott à la famille, dans le processus de développement de l’enfant. La famille est sans doute le noyau à partir duquel la structure de la personnalité d’un individu prend forme. C’est par les soins maternels, première ébauche des rapports de l’enfant à la mère, que se constitue un prototype fondamental de relation instaurant les éléments décisifs, et les aspects déterminants dont vont dépendre le destin de l’individu. Paraphrasant le titre proposé par l’auteur de cette brillante traduction du texte de Winnicott, nous pourrions dire effectivement, que pour pénétrer dans les méandres de cette relation de l’enfant à la famille, Winnicott introduit une question préliminaire : La famille est-elle suffisamment bonne pour garantir un destin psychique favorable à l’enfant ?  

A l’origine c’est la mère…
Les fonctions de la mère suffisamment bonne

 

Dans un première point d’ancrage du lien entre l’enfant et la mère, il s’opère, selon Donald Winnicott, un processus d’identification qui va à double sens : l’identification de la mère à son bébé, et un état d’identification originaire de l’enfant à sa mère.
Dans le fantasme inconscient de la mère, il y a un trait prédominant qui se supporte d’un désir de « drainer de l’intérêt de son propre self au profit du bébé », c’est ce que Winnicott appelle « la préoccupation maternelle primaire » (p. 10).
C’est dans cette préoccupation maternelle primaire de la mère, que celle-ci peut répondre aux besoins de l’enfant de manière efficace.
Deux problèmes peuvent apparaître dans la mise en fonctionnement de cette relation originaire, et qui selon Winnicott peuvent mettre en péril le processus de développement de l’enfant.

D’une part, le narcissisme maternel trop centré sur sa personne et ses intérêts, au point de négliger complètement son propre enfant, et d’autre part, son état opposé, à savoir : la compulsion maternelle à être absorbée totalement par l’enfant jusqu’à faire de ses demandes et besoins une préoccupation pathologique.   
En effet, les problèmes évoqués par Winnicott rejoignent les troubles mentaux dits puerpéraux, qui souvent se constituent en véritables cadres cliniques nécessitant des soins pour empêcher leur évolution.
Selon Winnicott, le stade d’identification de l’enfant à sa mère apparaît dès la première période de vie jusqu’à l’âge de 6 mois. Cette première période de vie nécessite une mère suffisamment bonne pour que le processus de développement de l’enfant s’opère dans des conditions favorables :
« Si le maternage n’est pas suffisamment bon, le nourrisson se résume à une série de réactions à des empiétements et le vrai self de l’enfant échoue à se former, ou se dissimule derrière un faux self compliant qui tend surtout à se protéger des coups que le monde frappe à sa porte » (p. 13).

Une mère suffisamment bonne garantira la solidité du moi de l’enfant ; un moi donc fortifié par le soutien du moi de la mère. C’est en ce sens que ce processus d’identification inaugurale entre l’enfant et la mère est décisif quant à la constitution psychique et le développement de l’enfant.
A ce stade du processus, le self de l’enfant n’est pas encore formé, mais les avatars de cette identification définiront en grande partie le destin psychique du petit homme en devenir.     
Ainsi, Winnicott attribue trois fonctions majeures à la mère suffisamment bonne :
Le holding (maintien), en rapport avec la capacité de la mère à s’identifier à son bébé, c’est-à-dire la capacité de la mère à offrir à l’enfant des soins basiques afin de le soutenir dans son état de dépendance. Un holding défaillant a pour conséquence des états de détresse assez connus dans la clinique des petits enfants et qui peuvent témoigner des états proches de la psychose.
Le handling (maniement), qui se constitue pour Winnicott en facilitateur d’un partenariat psychosomatique chez l’enfant, donnant à l’enfant la possibilité de se reconnaître comme étant un corps séparé de sa mère, et lui donnant la possibilité de reconnaître la réalité de son propre corps. Cette reconnaissance de son corps plongera l’enfant dans une curiosité de par le fonctionnement de celui-ci, permettant de développer le mouvement, la coordination et le tonus musculaire.
Et en troisième lieu, il y a ce que Winnicott appelle la présentation de l’objet ou réalisation, qui est la possibilité, qui s’offre à l’enfant, d’établir un lien pulsionnel avec les objets. Une défaillance sur la manière dont les objets se présentent dans l’univers pulsionnel de l’enfant l’empêche de se reconnaître comme réel et comme étant différencié des objets qui l’entourent.
En résumé, ces trois fonctions de la mère, dans le premier stade de développement de l’enfant, constituent l’environnement facilitateur pour le processus de maturation.
Mais parallèlement à la présence d’une mère suffisamment bonne, la clinique montre les effets des  possibles défaillances au sein d’une famille, qui en général n’est pas toujours assez bonne, ou en tout cas pas assez, aux vues des idéaux winnicottiens de la bonté…

La place de l’enfant dans le fantasme parental

Nous ne comprendrons jamais assez les enjeux des relations qui se tissent à l’intérieur de la famille et ses effets sur l’enfant, si l’on ne tient pas compte de la place que l’enfant occupe dans le fantasme de la mère aussi bien que de celui du père. En effet, la place en question va définir, de manière radicale, le destin psychique de l’enfant. Il ne suffit pas de supposer qu’un enfant est très aimé ou pas assez, pour en déduire les particularités de l’héritage symbolique  qui lui viennent de ses parents et des contenus qui se transmettent de génération en génération. L’histoire de la famille va bien au-delà des affects ! Celle-ci s’inscrit dans un mode de transmission assez particulière, car un père ou une mère ont été également les enfants de leurs parents. L’acte de transmission en question introduit chez le nouveau-né tout le bagage qui traverse les générations.
Cet héritage inscrit donc des facteurs favorables à l’intégration de l’enfant, mais aussi des facteurs qui peuvent apparaître comme des éléments perturbateurs à cette intégration, le fantasme parental  étant toujours le support de ceux-ci.
Pour Winnicott, un enfant qui se développe d’une manière convenable apporte un certain équilibre à la vie familiale et garantit également une forme d’assurance au couple parental.     
Selon Winnicott, une bonne tendance à l’intégration nécessite le concours des parents, et c’est ce qui constitue la force de la famille, c’est-à-dire, ce quelque chose qui s’inscrit dans un « environnement suffisamment bon » (p. 52). 
Quelles sont donc les tensions qui, émanant de la famille, peuvent soit garantir le bon développement de l’enfant, soit le perturber ? 

La dépression parentale

Dans la conférence donnée en octobre 1958, à l’occasion du « Family Service Units Caseworker’s Study Weekend », Winnicott examine de manière assez minutieuse les effets des troubles dépressifs chez l’un des membres du couple parental ou chez les deux. Pour cela, Winnicott introduit une distinction préliminaire très importante au niveau de la pathologie dépressive en elle-même, car de toute évidence, le trouble dépressif n’est pas le même lorsqu’il s’agit d’une psychose ou d’une névrose : « Le trouble psychonévrotique chez le père ou la mère présente une complication pour l’enfant qui grandit, mais la psychose chez un parent expose l’enfant à des menaces plus subtiles pour un développement sain » (p. 56).
La question de la dépression peut donc s’inscrire dans le cadre d’une maladie psychiatrique très grave comme c’est le cas de la mélancolie où le sujet porte sur ses épaules tous les malheurs du monde, en étant lui même directement le responsable, et dont il trouve difficilement l’issue. Il peut s’agir également du phénomène presque universel chez les personnes qui jouissent d’une bonne santé mentale et qui dévoilent un état de paroxysme des petites misères humaines : la dépression névrotique. Bref, pour le destin psychique d’un enfant en développement, avoir une mère ou un père mélancolique n’est pas du tout la même chose que d’avoir un parent névrosé traversant une crise dépressive, aussi si longue soit-elle.
Quoi qu’il en soit, il apparaît comme une évidence, pour Winnicott, que la famille se voit confrontée à un danger potentiel lorsque le père ou la mère est déprimé.
Mais la dépression reste tout de même un affect qui témoigne des composants agressifs, destructeurs et culpabilisants de la nature humaine. Lorsque la dépression ne se situe pas dans le contexte d’une symptomatologie psychotique, elle peut se constituer en une mise à plat des affects pour une ultérieure mise en tension pulsionnelle avec la possibilité d’une relance de l’activité constructive du sujet. Pour Winnicott, la dépression est « une preuve de croissance et de santé dans le développement émotionnel de l’individu » (p. 72).

Le concept de maturité chez Winnicott et son corrélat dans la famille suffisamment bonne

Le concept de maturité est sans doute l’argument essentiel utilisé par Winnicott dans la compréhension du rôle de la famille dans l’établissement de la santé psychique d’un individu. C’est bien cette perspective qui introduit la question sur les difficultés possibles qu’affronte un individu pour atteindre une maturité émotionnelle en dehors du cadre familial.
Le point de vue de Winnicott suppose que le développement de chaque individu commence par une dépendance absolue et que, progressivement, à mesure même de sa maturité psychique, il gagne en autonomie. En somme, ce qui est important, c’est de savoir si l’environnement familial s’adapte bien aux besoins de l’individu, à chaque moment particulier de son développement.
Ces moments de développement, qui s’opèrent dans une progression régulière, fonctionnent comme des formes de révolte vis-à-vis de la dépendance initiale.
La maturité est donc, pour Winnicott, synonyme de bonne santé : « si l’on accepte l’idée que la santé est une question de maturité au bon âge, l’individu ne peut atteindre la maturité émotionnelle que dans un cadre où la famille a fourni le pont conduisant du soin parental (ou du soin maternel) jusqu’au support social » (p.99).
Ce parcours certes rapide et insuffisant de cet ouvrage de Winnicott, jusqu’aujourd’hui inédit en français, introduit une problématique qui semble être en relation avec quelque chose qui est de l’ordre d’une interrogation morale et un questionnement autour des bonnes moeurs de la famille.
Le fait que la famille nécessite d’être « suffisamment bonne » introduit un critère de valeur quant à la « vertu » de la famille en question. Rappelons que la bonté est une vertu qui appartient au domaine de la morale.
Pour amener ce petit contre-argument jusqu’à ses derniers retranchements, nous pourrions conclure en posant la question suivante : une famille suffisamment bonne existe-t-elle ?

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