La boulimie: Une toxicomanie sans drogue?

Si l’on conçoit la clinique de la boulimie comme ayant des traits s’approchant de ceux de la toxicomanie, nous pouvons introduire une hypothèse qui n’est pas sans établir de possibles constats dans le champ clinique : la boulimie peut être entendue comme un mode de toxicomanie dans lequel se produit une permutation entre l’objet toxique (la substance précieuse du toxicomane classique, ou l’ingestion de nourriture à outrance) et l’objet de la satisfaction du besoin premier de l’infans, à savoir : l’objet oral. Selon les savants de la biochimie du cerveau, le mécanisme déclencheur des crises de boulimie, conduisant une personne à manger compulsivement, suit exactement le même circuit dans le cerveau que celui du toxicomane. Nécessitant des doses à chaque fois plus importantes de drogue ou de nourriture pour combler la sensation de manque, ou du moins, essayer, le circuit dopaminergique, régulateur du système de la récompense se trouve perturbé… Le manque y est bien pour quelque chose ! Tentons de situer l’hypothèse que nous venons de proposer au niveau du circuit de la pulsion, là où nous pourrions trouver des repères qui nous permettraient d’approcher le phénomène de plus près… Tout paraît indiquer que dans le circuit pulsionnel du boulimique, la relation avec l’objet n’est pas déterminée par la dialectique d’un objet métonymique, mais qu’au contraire, cette fonction métonymique de l’objet aurait un point de repliement à partir duquel un objet privilégié aurait la possibilité de fermer le circuit des demandes dans lequel se subsume la question du désir. C’est ainsi que l’objet-nourriture viendrait incarner le voile qui couvre le seuil d’entrée vers l’univers des objets promus par le fantasme, mettant en fonctionnement, et de manière confortable, le renoncement à la communauté de jouissance qu’implique l’échange avec l’Autre, dans son statut de boussole par rapport au désir, qui est toujours désir de l’Autre. La clinique de la boulimie semble introduire un écueil pour le dispositif analytique, à tel point que son statut de symptôme s’accommode mal au pari d’un démontage de la pulsion. Les psychanalystes témoignent de la difficulté que représente le fait de donner à la boulimie un statut de symptôme dans le sens proprement analytique du terme. Ceci est dû au fait que le bénéfice du plaisir du boulimique paraîtrait disjoint, séparé, à l’écart du circuit de jouissance modulé par le fantasme, jouissance qui est caractérisée par l’affirmation d’une promesse d’accès à un objet impossible par essence. En fin de compte, ce qui se joue dans le fantasme, ce n’est pas la rencontre avec l’objet, mais la réalisation de ce qui se perd de l’objet, son hétérogénéité par rapport à la satisfaction dans chaque parcours du circuit pulsionnel. Ce mode d’escamotage du champ de l’Autre, cette évasion du sujet face à la question de son désir, comporte des conséquences adverses dans le cadre du pari clinique : les addictions en général (nourriture, jeu, drogues, etc.) présentent donc cette difficulté d’adhésion au dispositif analytique dans lequel prime, avant tout, l’énigme et les questionnements autour d’un savoir qui échappe au sujet ; savoir qui, justement, serait dans la possibilité de répondre à la question du désir. En tout cas, c’est l’illusion qui nourrit l’amour de transfert dans le sens analytique du terme : la supposition qu’il y ait quelqu’un qui sait quelle est la cause du désir. Au contraire, chez le boulimique, la question ne se pose pas, et il n’y a aucune intention de la formuler. La seule chose claire, c’est le savoir sur une modalité de jouissance qui n’implique pas une altérité quelconque, du fait qu’il n’y a pas de commerce libidinal. Le boulimique est détenteur d’une jouissance machinale, automatique, prêt-à-porter et surtout « à portée de main ». Une « jouissance autiste 1 », pour reprendre l’expression de Lacan, lorsqu’il fait référence à la jouissance qui n’est pas régulée par l’Autre, une sorte d’autoérotisme, de jouissance de « l’auto »… Il s’agit donc d’une modalité de relation avec un objet particulier qu’introduit un mode de jouissance cherchant le désinvestissement des objets du monde extérieur. Dans sa manœuvre, le boulimique cherche à introduire une économie nouvelle, une façon de s’abstraire du contrat établi avec l’Autre et qui fait exister le sujet comme sujet désirant. Comment s’opère donc cette transposition de termes de la dialectique pulsionnelle où le boulimique renonce à la communauté de jouissance avec l’Autre, si c’est sur le chemin de la demande que le sujet constitue son désir?

LA DEMANDE ÉTOUFFÉE PAR LA NOURRITURE…

«L’extinction ou l’écrasement de la demande dans la satisfaction ne saurait se produire sans tuer le désir 2. » Nous pouvons approcher la phénoménologie de la boulimie à partir de l’hypothèse suivante : le boulimique, avec son acte, aspire à la suppression de la demande propre du commerce avec l’objet libidinal, ceci afin de s’installer dans une modalité de jouissance dans laquelle il n’y a pas de place pour l’altérité. L’Autre est hors circuit ! Mais comment s’arranger sans l’Autre alors que c’est justement ce lieu de l’Autre qui donne au sujet sa propre consistance ? De quelle façon le sujet réussit-il à retourner à ce stade où il peut jouir plaisamment de la satisfaction du besoin ? La stratégie du boulimique se manifeste comme une forme de retour artificiel au paradis de la satisfaction du besoin dans lequel la tension peut, en apparence, être réduite à zéro. Dans la constitution du sujet, l’infans, comme appelait Lacan ce sujet en devenir – le bébé qui n’a pas encore recours à la parole –, se voit confronté à un discours qui le précède et qui 1. J. Lacan, Le Séminaire X, L’angoisse, Paris, ALI, 2000, 5 décembre 1962. 2. J. Lacan, Le Séminaire VIII, Le transfert, Paris, ALI, 1999, 15 mars 1961. se matérialise dans la langue maternelle, langue par le biais de laquelle le désir de l’Autre est énoncé. Tout ce qui apparaît pour ce sujet en constitution est conditionné par le lieu de l’Autre qui s’articule comme discours de l’inconscient : « Que suis-je là 3 ? », c’est la question qui apparaît à l’origine, question sans réponse qui laisse la trace d’un traumatisme fondamental qui résulte de l’incompatibilité entre les deux champs : le champ du sujet et le champ de l’Autre. La relation du sujet avec la demande de l’Autre tourne en rond dans une succession infinie autour d’un trou. Ce vide central qui résulte du nouage des deux champs va se constituer en siège d’un désir, impossible à réaliser, dont la demande fera fonction d’appel : « Le désir inconscient est la métonymie de toutes ces demandes 4. » La division subjective est corrélative de l’ignorance par rapport à ce que l’Autre désire. Étant donné que le désir de l’homme est le désir de l’Autre, ce désir est la source de toutes les angoisses du sujet. Le lieu de l’Autre est le lieu de la confrontation avec l’angoisse, autrement dit, à partir du moment où apparaît l’inconsistance au niveau de la place qu’occupe le sujet dans le désir de l’Autre, le sujet se retrouve sans ressources. Il est, dit Lacan, Hilflos 5… La stratégie du boulimique met en évidence un mode de défense contre l’énigme qu’introduit cette altérité radicale incarnée par l’Autre et qui lui apporte des objets d’une satisfaction partielle. C’est aussi une manière de se défendre contre l’angoisse, dans le sens de se défendre de cette relation aliénée à l’Autre qui introduit forcément, dans la demande, la question du désir qui se caractérise par une réponse évidée. La castration est quelque chose dont le boulimique ne veut rien savoir. Le sujet cherche à se débarrasser du désir et de la loi qui le supporte. De cela se déduit sa tendance à se réfugier dans le champ du besoin, avec le conséquent privilège d’une satisfaction 3. J. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966. 4. J. Lacan, Le Séminaire IX, L’identification, 28 novembre 1962, Paris, ALI, 1999. 5. J. Lacan, Le Séminaire VI, Le désir et son interprétation, 12 novembre 1958, Paris, ALI, 2000. paradoxale qu’apporte l’objet nourriture. Il s’agit donc d’une tentative d’annihilation du désir et d’un mode confortable pour se défendre contre l’angoisse sans passer par la subjectivation de la castration de l’Autre. Ceci, comme une manière de subvertir la fonction de l’être parlant comme sujet du manque. Nous pouvons comprendre plus aisément les raisons de la difficulté du boulimique à soutenir une demande de travail analytique, ou même à permettre l’installation d’une demande d’action thérapeutique. En effet, on pourrait affirmer, sans ambages, que la demande est justement ce qui brille par son absence, étant donné que, comme nous l’avons déjà fait remarquer, la question pour le savoir inconscient est étouffée par l’omniprésence de cette jouissance autoérotique que représente la consommation exacerbée de l’objet du besoin. Se poser des questions, interroger la jouissance nouée à la consommation exacerbée de nourritures, suppose la reconnaissance de quelque chose qui ne fonctionne pas au niveau de la satisfaction : à quoi bon interroger la jouissance si le prix à payer est l’angoisse ? La jouissance que suppose la communauté avec l’Autre laisse toujours le goût amer du manque… Pour le boulimique, une bonne bouffe, malgré ses effets dévastateurs au niveau physique ou au niveau de la culpabilité, est toujours meilleure qu’une mise en question de ce scénario qui lui épargne la confrontation à la solitude de son désir. Le discours capitaliste se caractérise, entre autres, par la proposition d’une multiplicité d’objets qui viendraient obturer le manque du sujet. L’objet du manque existe ! Il suffit de le consommer, de le dévorer, de s’en gaver… La science propose également de molécules qui font exister, de manière artificielle, le sujet complété dans sa jouissance. Cet idéal de la société de consommation transforme la jouissance phallique en jouissance autiste, là où l’on peut faire abstraction de l’Autre afin d’oblitérer la question de l’in-satisfaction. C’est ainsi que le sujet moderne qui s’introduit dans cette modalité de commerce avec l’objet du besoin, n’éprouve pas la nécessité de se mettre en question, ni d’essayer d’élaborer un savoir sur ce qui finalement produirait chez lui la confrontation avec la castration et la perte de jouissance. La vérité ne se découvre pas, elle s’invente, et cela est le savoir. Le boulimique manifeste rarement un intérêt pour l’invention de ce savoir car, dans son acte, il n’y a pas de place pour le vide qui suppose le manque à être. Le manque est oblitéré par un excès de posséder, de détenir un objet dégradé au niveau du simple registre de la satisfaction du besoin. © Érès | Téléchargé le 05/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 94.239.106.245)© Érès | Téléchargé le 05/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 94.239.106.245) LA CLINIQUE LACANIENNE N° 18 162

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